dimanche 26 septembre 2010

Les premières pages

Pour commencer, je préfère laisser parler le texte.
Je reproduis donc ici le tout début du manuscrit, soit deux pages environ.




AU NOM DU FILS


Année 662 – Calendrier des Terres de Jade


C'était un soir d'hiver.
Un de ces hivers à vous fendre les os, plus rude que la cognée d'un bûcheron.
Le pas lourd, les joues encroûtées de larmes de glace, un homme trainait une brouette de fortune sur le pavé. Une lanterne rouillée grinçait sous l'un des brancards, jetant par à-coups sa lueur blafarde sur le chargement, une besace de jute et un petit corps inerte recouvert d'un linceul.
Après des heures de marche dans le froid, ses membres douloureux lui semblaient faits de bois. Mais ses épaules avaient beau s'affaisser, son dos se voûter, son allure ralentir, l’homme avançait un pied devant l'autre avec l'obstination d'une bête de somme, à peine diverti par la morsure du gel ou le couinement des roues du chariot taillées à la diable. Vaille que vaille, il cheminait vers le temple de la Chimère, déesse des légendes.
Charriant des relents de pisse et de pourriture, une bourrasque ballotta la guenille rongée aux mites qui lui faisait office de cape. L’odeur écœurante envahit ses narines et lui remonta jusque dans la gorge. Il cracha, marqua l’arrêt et coula un regard morne vers le ciel.
La grande lune bleue et sa petite sœur rouge se touchaient presque. Une heure encore, peut-être deux, et elles formeraient lunardente, l’œil-de-sang qui précédait la venue de la Fossoyeuse. Cette seule pensée lui retourna les tripes, mais la rage l’emporta sur la peur. Mâchoires serrées, il empoigna les brancards et reprit son chemin.
Bientôt les vents redoublèrent et les nuées dévorèrent les astres nocturnes. Ça puait la tempête à plein nez.
« Vous ne lui épargnerez donc même pas la pluie », maugréa l’homme dans sa barbe hirsute.
Les premières gouttes éclatèrent à ses pieds, et très vite, la venelle pentue ruissela de rigoles, rendant le sol plus traître qu'un sous-bois verglacé. Tout à ses efforts pour éviter de glisser, il n’aperçut pas tout de suite le temple. Quand il leva le regard, l’édifice se dressait dans les hauteurs, droit devant, majestueux et hostile avec ses beffrois hérissés de gargouilles et d’angelots.
Il pressa le pas, pataugeant dans les flaques, les pieds baignant dans l’eau glacée de ses vieux souliers. Il n’avait pas parcouru la moitié du chemin restant qu’une secousse brutale l’interrompit. Une roue branlante du chariot s’était fichée entre deux pavés. Il tira, ahana, hargneux comme une bête blessée. La roue émit soudain un craquement sinistre, le véhicule chavira, envoyant rouler son contenu à terre, tandis que la lanterne dansait la gigue avant de s’écraser dans une gerbe d’éclats de verre, sa flammèche aussitôt soufflée, et que le vent arrachait sauvagement le linceul pour l’emporter par-delà les toits. L’homme poussa un juron et se précipita vers le petit corps pour le soustraire aux assauts de la pluie. Il le serra contre lui de toute son âme, empoigna le sac de jute et se remit en marche, tout boiteux de fatigue.
Parvenu au pied du bâtiment, il se rua dans l’escalier couvert qui conduisait au belvédère, passage obligé pour rejoindre le sanctuaire niché au sommet. Il posa son fardeau sur les marches avec d’infinies précautions, puis, dos courbé, mains sur les cuisses, il profita de la courte halte pour reprendre haleine, plus bruyant qu’un soufflet de forge. Le grondement du tonnerre au-dehors l’éperonna. En toute hâte, il extirpa une corde du sac de jute, emmitoufla tant bien que mal la dépouille dans sa cape et entreprit de l’attacher sur sa poitrine. Des gestes qu’il avait répétés à maintes reprises dans leurs tours d’acrobates, sauf qu’il dut s’y reprendre à plusieurs fois tant ses doigts étaient gourds. Il reniflait, et reniflait encore, dégoulinant, tremblant de la tête aux pieds, la corde lui échappant parfois des mains.
Son faix en place, il entama alors une lente ascension, recroquevillé sur la rambarde qui filait le long de l’escalier sans fin. Dans les ténèbres, son souffle se fit de plus en plus rare, si bien qu’il entendait l’écho de ses râles entre chaque volée de marches. Les poumons et les cuisses en feu, il déboucha finalement au sommet, accueilli par les fouets de l’averse.
Un portail clos de cinq pas de haut lui faisait face. Pour le contourner, pas d’autre choix que de suivre une étroite corniche qui surplombait le vide. Par ce temps, avec cette charge, le plus audacieux des monte-en-l’air aurait sans doute rebroussé chemin, mais entêté, accablé, rincé, l’homme s’approcha du bord sans même se poser de question.
Il franchit la corniche comme dans un cauchemar, à tâtons, claquant des dents, les épaules cisaillées par la corde, les doigts rongés par le froid. À mi-parcours, son pied dérapa brusquement sur un moellon. Il perdit l’équilibre, lança sa dextre à l’aveuglette et se rattrapa in extremis à la corne d’une gargouille. En contrebas, les éclairs déchiraient la nuit et jetaient leur lumière crue sur les ruelles inondées. Il lui fallut un long moment pour se ressaisir et les derniers pas furent interminables. De l’autre côté, il s’écroula sur le parvis du sanctuaire, les bronches sifflantes.
Puis il se traîna dans le jardin du temple, détacha le corps et s’accroupit devant entre les plantes aux myriades d’épines. Des plantes carnivores aux fleurs chamarrées qui de jour faisaient la fierté du jardin, et qui dans l’obscurité n’évoquaient plus qu’une meute de charognards prêts à se repaître de leur proie.
La pluie crépita de plus belle autour d’eux.
Il arrangea distraitement quelques mèches trempées qui barraient le front du petit et ferma les yeux.
Les doigts glacés de l’averse s’insinuaient sous le moindre de ses haillons. Un frisson lui parcourut l’échine. Il chassa d’un revers de main l’eau qui glissait sur ses sourcils, prit une profonde inspiration et finit par se redresser, titubant au bord du belvédère. La cité noire s’étendait à perte de vue, labyrinthique, constellée de lueurs agonisantes, balayée par les rafales hurlantes.
Un éclair zébra le ciel et illumina la plaine par-delà les remparts démesurés, jusqu’aux crêtes neigeuses à l’horizon.
C’était là que son fils lui avait demandé de partir, au point culminant de la ville, avec en ligne de mire les cimes formidables des monts Karsk, frontière des Terres de Légendes. Là, perché sur le toit du monde avec cette vue imprenable, cet appel irrésistible vers les contrées qui avaient habité ses rêves pendant sa trop courte enfance.
L’homme secoua la tête et pleura.
« Vous me le prenez trop tôt. »
Les mots se perdirent dans l’indifférence de la tourmente, ignorés des dieux.
Alors une colère sourde monta en lui. Il leva les yeux vers la nuit, les lèvres tremblantes, et, l’index pointé droit vers le néant rugissant, il hurla dans la tempête, la voix entrecoupée de sanglots :
« Vous pouvez emporter sa dépouille, mais jamais vous n’aurez son âme ! Jamais ! Ses rêves resteront ici, avec moi, sur terre, et je les accomplirai jusqu’au dernier ! J’arracherai vos étoiles de la nuit, j’en paverai ma route par-delà les cimes de Karsk et j’emporterai son cœur au plus profond des Terres de Légendes ! »
Il resta là un moment, debout à défier les cieux du regard, puis rejoignit la dépouille et s’agenouilla. Il posa une main sur la frêle poitrine, où brillait le plus grand trésor de son fils, une pièce de cuivre percée enfilée sur un cordon de chanvre. Le médaillon auquel chaque nuit le gamin avait chuchoté ses rêves avant de s’endormir.
Il ôta lentement le bibelot et le passa autour de son cou.
« Je t’emmènerai là-bas », murmura-t-il dans un souffle.
Il voulut rester encore un peu, mais les cloches s’ébrouèrent dans les beffrois, couvrant même le vacarme de l’orage, sonnant l’apparition imminente de la Fossoyeuse. Il lui fallut se mordre la langue jusqu’à sentir le goût du sang dans sa bouche pour se décider à partir. Alors, la mort dans l’âme, il s’en retourna pesamment sur ses pas. Déjà la plainte de la créature s’élevait, lourde, grave, lugubre, évoquant le chant de ces monstres marins que l’on entendait parfois au large des côtes. Il n’avait plus qu’à franchir la corniche. De là, il atteindrait le grand escalier abrité et s’y cacherait pour la nuit, attendant qu’elle emporte les défunts de la ville.
Alors qu’il agrippait la corne d’une gargouille, la foudre s’abattit sur un beffroi et le tonnerre claqua, assourdissant, repris d’écho en écho dans les rues de la cité noire. De sa main libre, l’homme serra le petit médaillon à s’en faire blanchir les phalanges.

6 commentaires:

  1. Captivant et trés imagé. On n'a qu'une hâte : lire la suite !

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  2. Ravi que cela vous plaise, et toute la suite en mai !

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    1. Bonjour à tous et à toute. Je n'ai que 12 ans et je suis en train d'écrire mon premier roman. J'ai tout de même besoin de conseil. Je suis une grande lectrice et j'ai juste adoré le début du livre. Moi aussi j'attends impatiemment la suite et j'aimerais savoir comment vous avez fait pour que l'on ai l'impression d'entrer dans l'histoire. C'est une chose qui me dépace!

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  3. Bonjour, content que cela vous plaise ! J'attire votre attention au cas où sur le fait que le livre comporte certaines scènes violentes/gores (j'en lisais à votre âge sans souci, je préfère juste prévenir !)
    Pour répondre à votre question, je dirais, tant mieux, parce que c'est souvent la rencontre d'un style et d'un lecteur. Tout le monde n'entre pas toujours facilement dans les mêmes histoires, donc je ne crois pas à un "truc magique", mais plus à un ensemble de petites choses personnelles, relatives, que l'on apprend par la lecture et l'entrainement. Je vous recommande pour aller plus loin en matière de conseils sur l'écriture l'excellent site Cocyclics : http://tremplinsdelimaginaire.com/cocyclics/phpBB3/
    Bien à vous !

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